samedi 8 novembre 2008

Paris (Avril 2008)

Les kilomètres s’enchaînent sur les premières lueurs de l’aube, les écouteurs dans les oreilles, je me laisse couler au fond du siège. J’oscille entre pop anglaise et ambiance asiatique en décalage avec l’autoradio paternel. Quelques heures me séparent de la capitale et de ma famille endeuillée. Nous sommes peu nombreux, je les vois à peine une fois tous les cinq ans. Pas de haine ni de froideur entre nous pourtant, juste une distance géographique importante et des vies trop chargées.
Ma marraine vient de perdre son mari, que je considérais comme l’unique joyeux drille de cette famille de grands discrets. Quarante ans de vie commune viennent de partir en fumée, la laissant seule dans un grand appartement vide de la banlieue parisienne. Son image de femme dynamique et forte disparaît sitôt la porte passée, je la trouve ramassée au fond d’un fauteuil dans le salon dégagé pour l’après cérémonie. Elle parle tout doucement, économise son souffle un peu rauque : « …le médecin n’a pas voulu me le dire tout de suite… »
Elle ne pleure pas mais de chacune de ses intonations émane une souffrance audible. C’est pour elle que je suis venue mais la peur me prend soudain, la peur devant ce corps frêle, cette perruque ébouriffée due à la chimio qui a remplacé le chignon que je lui ai toujours connu.
Je me suis assise sur la première chaise venue, je suis des yeux le dessin régulier de l’hideuse tapisserie, suffoque dans la pièce surchauffée. Je suis là, avec malgré tout le désir impérieux d’être partout ailleurs, de ne pas subir cette peine qui s’abat sur nos épaules comme une chape de plomb. Je regarde oncles et tantes engoncés dans leur tenue de circonstance, se déplacer d’une pièce à l’autre à pas feutrés. Une heure interminable passe, j’avale un simulacre de sandwich, la gorge serrée. Sur le canapé, mon cousin rompt subitement le silence : « … surtout ne pas penser à l’heure qui va suivre, se concentrer sur l’instant présent.» C’est l’idée générale qu’il développe avant de se perdre en conjectures philosophiques sans queue ni tête.
C’est la première fois que j’entre dans un funérarium, le lino couine sous les pieds tandis qu’un homme encravaté nous guide vers l’étage. Ici le mort est une marchandise comme une autre, chacun des employés obéit à un rituel défini, parle aux familles comme l’on récite une leçon bien apprise. En un éclair je comprends ce qui m’avait échappé jusque là : nous ne sommes pas ici pour retrouver le corbillard, le cercueil est là haut, ouvert jusqu’à mi-poitrine dans une pièce prévue à cet effet. Je n’irai pas plus loin que le linoléum aseptisé de la salle d’attente, je refuse d’ancrer à jamais dans mon esprit, l’image d’un cadavre bien maquillé pour supplanter le souvenir de ce même corps en vie, nonchalamment vautré dans le hamac de sa maison de campagne. Ensuite commence le périple funéraire, la circulation dense nous empêche de suivre correctement le corbillard qui nous mène à l’église.
L’église, mon lieu de peine, mon « chemin de croix »… Chaque cérémonie triste ou gaie me jette à chaque fois dans le même cauchemar émotionnel, me ramène une quinzaine d’années en arrière, ravivant l’horreur enfantine que j’enterre sous des kilos de cynisme. Mes sœurs, mon père et moi dans une église moderne aux murs gris et glacés, face au cercueil en bois clair qui contient l’essence même de nos vies : ma mère.
A 25 ans passés je ne parviens toujours pas à juguler ce trop plein qui me dépasse lors d’une célébration. Mais je dois également cela au caractère déprimant de toute messe catholique. A peine le parvis franchi, je suis envahie de gerbes de fleurs, enrobée par l’instrumentale de Trenet, dont « la mer » résonne dans toute la voûte, j’écarquille les yeux pour empêcher des larmes acides d’en déborder. Je subis le discours empesé du prêtre, ses lieux communs sur la mort qui n’est pas la fin de la vie. J’aimerais qu’il se taise un instant, qu’il cesse d’énoncer toutes ces belles prières inutiles qui ne s’adressent qu’à une croyance faiblissante. La mascarade ne devient belle que lorsque mon cousin se lève et prend sa guitare sèche, comme ça, sans micro ni ampli, avec cette force insensée qui le maintient en équilibre on ne sait comment. Il joue « Nuage » de Django Reinhardt, en se balançant d’avant en arrière comme pour bercer un enfant. Je regarde son visage concentré sur la musique, sur la partition qui n’existe que pour son esprit, ce morceau répété mille fois avant d’obtenir l’interprétation parfaite. Un instant son expression se crispe, comme un sanglot qu’il étouffe mais il continue fier et grave, à côté du cercueil scellé de rouge et de l’encensoir qui se balance.
Et après les voitures, encore, des détours insupportables, un cimetière introuvable que l’on déniche enfin. Immense, parisien dans sa démesure, ses allées et ronds points labyrinthiques.
L’équipe de croque morts et son chef à gueule de fouine vicieuse officie encore, dans toute la magnificence de ses codes affectés . Une minute de silence, le vent froid, mes cheveux dans les yeux et gueule de fouine qui m’observe à la dérobée. La portée du cercueil deux par deux en parfaite symétrie, la main demeurée libre dans le dos, paume exposée. Trop de fleurs, des roses rouges somptueuses, éphémères, une folie de ma tante qui balance l’argent par les fenêtres en croyant bien faire. Le cercueil enseveli sous un amas rouge. J’ai jeté la mienne dans la fosse en m’appliquant à viser comme si ça avait une importance quelconque.
Et de nouveau l’appartement surchauffé, le salon bondé de visages inconnus, les tartes aux pommes, le café et quelques anecdotes glissées ça et là. Il se crée soudain un espace intimiste et doux, rires discrets, sourires timides, une parenthèse hors du temps.
Le temps d’une histoire, j’entrevois les années 60 , le temps des yéyés, les costumes en alpaga, les dancings à la mode, les illustrés et la cuisine au beurre.
Une heure plus tard, je claque une dernière fois la portière de la voiture qui nous ramène à nos vies mises sur pause depuis seulement une journée et 500km mais qui m’a semblé durer une éternité.
J’ai repris les écouteurs comme à l’aller mais je ne somnole pas cette fois, trop d’images habitent désormais mes pensées, au fur et à mesure d’obscurs souvenirs ont repris leur place, dérangeant le flou prudemment posé par dessus.
J’ai de nouveau dix ans, des collants que je déteste et une jupe plissée noire qui me serre trop à la taille. Je revois le manteau de fausse fourrure d’une amie de ma mère et mes larmes, ma morve de môme qui s’y répandent alors qu’elle m’étreint. Elle porte ce parfum vaporeux typique des mamans, ce parfum de femme posée qui vous monte à la tête...

1 commentaire:

Lilou a dit…

Après relecture, précise, j'aime toujours beaucoup les passages de fin, belle alternance d''expressions, de niveau de langage ou de sentiments exprimés. Le début est à mon gout (-finalement non pas trop lent) pas assez fluide, ou pas assez haché, trop entre-deux. Peut-être que c'est juste une question d'espace ou de saut de lignes entre paragraphes à la limite, pas grand chose à modifier.
Mais en tout cas, beau texte, sincère, vif, personnel.